Depuis leur utilisation comme arme en 2001, les drones ont fait des milliers de morts. Que se passe-t-il de l’autre côté de l’écran ?
En ce début de soirée de novembre 2015, dans la suite d’un hôtel de Manhattan, Brandon Bryant, ancien officier de l’US Air Force et probablement le plus célèbre lanceur d’alerte des « Drone Papers », est assis dans un canapé. Il écrit une lettre au président Obama. Il a jeté un sweat-shirt gris sur ses épaules, dont les manches couvrent à moitié le dragon rouge et les tatouages tribaux qui couvrent ses bras et ses mains. Depuis trois ans, il parle en des termes peu élogieux du temps où il pilotait des drones en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen et en Somalie – où il a aidé à tuer 1.626 personnes, d’après ses estimations –, mais à présent les mots semblent lui manquer. Bryant rature furieusement les lignes qu’il a tracées dans le carnet qu’il utilise habituellement pour écrire de la poésie. « Je ne veux pas que ça sonne trop formel », dit-il. « Il faut qu’on sente que ça vient de nous et pas de nos avocats. »
Son ancien collègue, Michael Haas, est assis sur le sol. Il tripote distraitement la reproduction d’un crâne qu’un autre ex-opérateur de drones, Stephen Lewis, songe à transforme en bang. Près du comptoir de la cuisine américaine se tient le vétéran Cian Westmoreland, un grand type à l’air morose, et leur avocate, Jesselyn Radack, qui s’est spécialisée dans la défense des lanceurs d’alerte – notamment Edward Snowden. Ils sont en ville pour l’avant-première d’un documentaire norvégien sur la guerre des drones menée par les Etats-Unis, dans lequel sont interviewés Bryant et Haas. Leur lettre à Obama, qu’ils prévoient de déposer aux bureaux américains du Guardian le lendemain, explique comment ils en sont venus tous les quatre à considérer le programme des drones comme un abus de pouvoir inutile, fondé sur des mensonges, et qui a engendré une prolifération de combattants ennemis auxquels ils ne peuvent pas faire face.
Bryant finit par faire passer son carnet au reste du groupe. « J’ai l’impression que ça dit bien ce qu’on veut exprimer, non ? » demande-t-il. « En gros, qu’on a été traités comme de la merde et que le programme des drones a besoin de plus de transparence. » Haas s’empresse d’acquiescer. « Ouais, c’est tout à fait ça », dit-il.
« J’ai du sang sur les mains »
Haas et Bryant sont restés en contact depuis qu’ils ont quitté l’Air Force, s’échangeant régulièrement des emails à propos de choses triviales comme leur amour commun pour la série animée Metalopocalypse, mais aussi parfois pour partager des réflexions sur l’époque où ils étaient engagés. Westmoreland, qui assurait la maintenance des communications des drones, a rejoint la croisade après avoir vu une interview de Bryant dans l’émission « Democracy Now ! » Il voyage avec toute une réserve de pilules, parmi lesquelles du lithium, qui lui permettent de se sentir à peu près bien et tiennent à distance les cauchemars et autres symptômes du stress mental qu’il subit. « J’ai du sang sur les mains », dit-il, « et je veux savoir pourquoi c’est arrivé. »
Le dernier lanceur d’alerte du groupe, Stephen Lewis, travaillait sur les « frappes signatures », lors desquelles on choisit une cible en fonction de son comportement plutôt que de son identité. Grosso modo, si l’individu se conduit comme un combattant et qu’il agit comme tel, la CIA lui envoie un missile Hellfire. « Ce n’était pas très précis », me dit Lewis.